Funestes archives
Dans le petit appartement
berlinois, tout semblait avoir été laissé comme tel depuis une époque ancienne.
La vieille pendule ne remuait plus pour indiquer l’heure, les photos de
familles étaient jaunies, les rideaux prenaient la poussière et
empêchaient l’air de se renouveler.
Un vieil homme lisait son journal
du matin, assis dans son large fauteuil. Son visage ressemblait à celui d’une
statue de marbre mal sculptée. Son crâne n’accueillait que quelques cheveux
grisonnants. Ses mains, qui auraient pu être celles d’un ouvrier de mine,
tournaient les pages froissées. Soudain, elles s’arrêtèrent un long moment.
L’émotion envahit le vieil homme
quand il lut que les archives de la Gestapo s’ouvraient ce matin même au
public. Ses paupières se fermèrent et une larme coula sur sa peau ridée.
Il se leva, poussa la porte d’un
placard, prit sa veste et des chaussures. Avant de partir, il se pencha sur la
commode de l’entrée. Il dirigea sa main tremblante vers le fond du premier
tiroir et en sortit un petit cahier. Le caressant, il se tint immobile et
pensif un instant. Puis il sortit de l’appartement pour se rendre au centre des
archives.
« J’aimerais consulter les dossiers
d’anciens amis morts pendant la guerre que possédait certainement la Gestapo,
demanda t-il à l’accueil.
— Il n’y a pas de liens de parenté ?
répondit un fonctionnaire.
— Non, ce ne sont que des amis,
mais ils me sont très chers. Ils représentent pour moi sans doute plus que ma
famille Monsieur… »
Le fonctionnaire hésita, mais
face au regard plein de tristesse du vieil homme, il passa un coup de
téléphone et la demande fut acceptée.
Un archiviste vint.
« C’est pour vous les dossiers ? ».
Le vieil homme acquiesça et le
suivi. Ils prirent un petit escalier en métal qui menait aux caves. Arrivés en
bas, ils empruntèrent des longs couloirs qui menaient à d’autres couloirs. La
promenade entre les murs tapissés de piles de feuilles, de cartons et de
fichiers n’en finissait pas. Enfin, l’archiviste s’immobilisa.
« À partir d’ici, commence le rayon
de la Gestapo. Quel est le premier dossier que vous désirez consulter ? »
Le vieil homme pris son petit
cahier, l’ouvrit à la première page et prononça le nom de « Abner. »
L’archiviste s’avança un peu, parcourant de ses doigts les étagères. Il
commença à fouiller dans un compartiment précis et trouva le dossier. Il en
déversa le contenu sur une table. Le vieil homme croisa le regard sombre
d’Abner sur une photographie.
« Ah… Ce cher Abner… soupira t-il.
Je me souviens… Il venait d’un village perdu dans la forêt noire. Il en parlait
sans cesse, de cette tranquillité, de cette nature si belle. C’était sans doute
pour oublier les temps que nous traversions. Il rêvait d’y retourner pour y
mourir de vieillesse. Mais c’était un syndicaliste très actif. Peut être trop…
Il aurait du rester dans l’ombre. »
Puis il rangea le dossier et
prononça un autre nom : « Gerhard ». La photographie en noir et blanc du
dossier était celle d’une femme blonde au visage fin dont on pouvait presque voir la couleur des yeux.
« Cette femme était si belle. Un
vrai gâchis. Elle était fière de son mari socialiste qui luttait contre la
montée du nazisme. Si fière qu’elle le protégea quand les agents de la Gestapo
firent irruption pour l’arrêter. Qu’elle était courageuse… »
Le suivant, Heiner, était un
philosophe dont les écrits ne plaisaient pas au régime et dont le vieil homme
honora la mémoire. Les noms issus du petit cahier se succédèrent : Lesebach,
Martha, Steinman, Vergel, et bien d’autres. Et à chaque fois, l’archiviste put lire l’émotion sur le visage du vieil homme, écouter ses histoires et frémir à
l’issue fatale de tant de destins. Piqué par la curiosité, il finit par
demander :
« Mais comment avez-vous connu
autant de gens à cette époque, que faisiez vous comme travail? ».
Le vieux visage se rapprocha tout
prés du sien.
Les yeux brillants et avec une voix
caverneuse, le vieil homme lui répondit :
« Je suis un ancien officier de la
Gestapo. Ces gens, je les ai tous torturé et assassiné. J’ai tenu ce petit
cahier à l’époque en y notant tous les noms par ordre alphabétique. »
Il baissa la tête et recula. Puis,
il jeta un regard vers le couloir regorgeant de milliers de dossiers de la
police secrète et, à la façon d'un officier, lança un nouveau nom à l’adresse
de l’archiviste.
N.B.: Un des premiers textes, jamais édité. Dans une veine plus fantastique, voir mon livre aux éditions Malpertuis.
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