Il existe sur la carte de l'Europe un point qui attire tous les naufragés du bien-paraître et du bien-être. Un point qui a traversé l'Histoire et les modes, les remises en cause et les années dorées, et qui sans doute, servira encore pendant de nombreuses décennies de boussole à ceux qui ont perdu le Nord.
Est-ce l'offre de toute ville grande et suffisament anonyme d'attirer les différents? Sans doute. Mais dans son histoire récente, Berlin a eu un argument de plus. A la fin de la seconde guerre mondiale, la ville et le pays sont divisés et administrés par les vainqueurs (comme en Autriche dont l'occupation prit fin dès 1955). La tension entre l'URSS et ses anciens alliés culmine en 1961 avec le début de la construction du fameux mur de Berlin, séparant la partie russe des autres zones. Plus qu'une séparation, il s'agit de la naissance d'une enclave en plein milieu de la RDA. Berlin-Ouest est alors uniquement relié à l'Allemagne de l'Ouest par une seule autoroute, véritable cordon ombilical.
Qui rêve d'habiter une enclave? Il existe de grands parcs, des forêts comme Gruenewald et le lac Wannsee pour respirer un peu. Cependant, ces quelques atouts n'attirent pas les foules. Les grandes entreprises ont déserté la capitale et les administrations publiques sont déjà installées à Bonn. Les autorités locales ont donc imaginé d'autres incitations à venir s'établir (ou plutôt à contenir les départs): Des avantages sociaux, mais surtout la possibilité d'échapper au service militaire! L'Allemagne rebelle a trouvé son île, avec ses figures du rock, sa créatitivité, son laisser-faire que nous n'avons pas connu.
Aujourd'hui, vivent en colocation différentes populations, chacune ne sortant discrètement de sa chambre que pour visiter la cuisine: Les Berlinois eux-mêmes, toujours prussiens dans l'âme, qui se terrent dans les quartiers les plus austères. Les Berlinois d'adoption, arrivés il y a cinq, dix, vingt ans et qui ne peuvent s'empêcher de former un groupe à part. Les pré-Berlinois qui viennent d'arriver et qui ne savent pas encore s'il resteront quitte à accepter un travail qui ne leur plaît pas ou s'ils s'envoleront vers d'autres cieux, aussitôt nostalgiques. Et bien sûr, la foule touristique, qui se bouscule les weekends car, oui Berlin est à la mode. Une vague qui ne fait que passer en été, telle la marée haute et se rétracte en hiver, laissant le sable jonché de bouteilles vides.
Quelles sont les bulles qui pulullent dans la même coupe et ne se croisent jamais? Les électros, les gothiques, les nationaux-socialistes, les marxistes, ceux qui boivent, ceux qui ne boivent que de l'eau pendant les vingt-quatre heures du Berghain, les Russes de Marzahn, les Vietnamiens de la deuxième génération (arrivée en RDA en tant que main d'oeuvre), les erasmus émoustillés, les étudiants bien habillés de la Technische Universitaet, les Wessies, les Ossies, les jeunes parents devenus bobos, les jeunes de Prenzlauerberg qui ne le sont pas encore, les designers, les artistes dépravés, les artistes reconnus, les consultants PR, les Américains qui délaissent Paris, les Polonais gays qui étouffent de catholicisme chez eux, les lesbiennes, trans, bis, hétéros ouverts ou non, les expatriés français, les expatriés bavarois, les Turcs de Wedding, les Turcs de Kreuzberg, les Coréens clairsemés, les SDF, les hartz IV, les squatteurs de Friedrichshain, les squatteurs de Neukoelln, les dealers, les videurs, les promoteurs immobiliers, les nobles de Charlottenburg, les miséreux de Pankow, les think tankers à lunettes, ceux qui ne se préoccupent pas de géopolitique, ceux qui préfèrent le calme à Potsdam.
Finalement l'important, c'est que personne ne regarde l'autre de travers. L'important c'est que tout le monde s'en moque. Que chacun fasse ce qu'il veut, soit qui il veut, devienne qui il veut. Avec au bout de la Fernsehturm un risque: le risque de l'indifférence et le visage anonyme d'une grande ville, autrefois enclave rebelle.
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